La lenteur de chaque action, amusante au début, est devenu mon calvaire le temps de quelques jours. D'une certaine façon, j'aime bien être entourée par cette lenteur. C'est paisible. Mais de là à y prendre part, ça c'est une autre histoire! Va pour quelques heures... mais voilà, après ça, on reprend vie s'il-vous-plait! On s'active, on dépense! Mon corps me crie de bouger! Après quelques heures, je me sens ankylosée, après quelques jours, j'ai des douleurs aux hanches, au bas du dos... Je ne me sens pas bien du tout!
Mais comment ai-je bien pu me retrouver à être forcée de ne rien faire? Et bien, c'est simple; j'ai accompagné un ami Lao dans son village natal. Au bout de quelques jours, j'ai eu envie de crier mon manque de liberté au monde entier. Peut-être suis-je un peu sensible sur le sujet, tout juste sortie d'une relation où l'indépendence n'avait plus sa place, mais de tout de même. Au retour, à bord du bateau qui nous ramenait vers Nong Kiaw, j'avais en tête le titre d'un livre que j'ai lu étant adolescente « Un vent de liberté » (1). J'avais peine à me rappeler l'histoire du livre; un vague souvenir d'une jeune héroïne qui fait de la voile... ou peut-être pas. Néanmoins, en cette fin de journée, ce titre hantais mon esprit. Peut-être était-ce le vent qui faisait virevolter mes cheveux à bord de ce petit bateau bruyant, au milieu de cette nature grandiose: une rivière au creux d'une vallée bordée de montagnes rivalisant de beauté. Ou peut-être était-ce simplement d'être sur le chemin de retour vers la vie normale, ma vie normale. Celle dans laquelle j'ai le contrôle des mes activités, de mon temps et toute mon indépendance.
Et c'est précisément ce qui me manquait durant ce séjour à Meung Ngoi. C'est un petit village du Nord du Laos, en bordure de la Nam Ou, une rivière. À partir de Luang Prabang, on rejoint ce village, en prenant un bus pour trois ou quatre heures jusqu'à Nong Kiaw, où on prend alors un bateau pour 45 minutes. Meung Ngoi consiste en une seule rue qui fait moins d'un kilomètre, et de quelques ruelles perpendiculaires. La plupart des gens travaillent dans les rizières, mais certains restent au village pour s'occuper des quelques restaurants, guesthouses et bungalows. Malgré leur présence, le jour, le village est pratiquement vide, à l'exception de quelques personnes âgés et quelques enfants pas encore en âge de fréquenter l'école. J'ai visité cet endroit pour la première fois il y a deux ans. J'avais trouvé ce village très paisible et ressourçant. À partir de là, j'étais partie faire un trek dans les villages en montagnes pendant 4 jours. Cette fois-ci par contre, cette paix apparente est devenue mon calvaire.
Mon ami qui m'a invité dans son village m'avait fait miroiter quelques belles activités à y faire: aller pêcher sur la rivière, marcher dans les rizières, visiter au moins un village de montagne. Prête à foncer dans l'aventure, je prévois alors mes souliers de marche, des vêtements de sports et même un maillot de bain! Rien, absolument rien, ne m'a servit durant ces cinqs jours. À notre arrivée, nous nous faisons inviter chez des amis/voisins/membres de la famille (toutes ces réponses sont bonnes), pour manger et, évidemment, boire. Je comprends vite qu'il est insultant pour mes hôtes que je refuse un verre de bière ou de lao-lao (whiski maison à base de riz). Je me plie donc à cet aspect de leur culture, appréciant le fait de vivre une vraie soirée à la lao, au coeur de leur culture. Rapidement toutefois je me rends compte que la seule autre femme présente est celle qui sert et que mon lao n'est pas suffisamment bon pour que je prenne part à ces conversations sur le développement du pays, l'augmentation du tourisme et le peu de soutien gouvernemental. Je réalise aussi rapidement que mon ami prend rarement la peine de me traduire ce qui se passe. Bon, pour un soir, ça va!
Au lendemain de notre arrivée, on se prépare pour aller marcher dans les rizières et peut-être se rendre dans le premier village. Mon ami amène sa caméra - il en possède une bonne - et souhaite que nous prenions de bonnes photos des alentours de son village. À la vitesse lao, on part tranquillement pour cette randonnée qui s'annonce intéressante, dans ce paysage digne d'une carte postale. Après un peu moins d'une demi heure, on s'arrête à l'entrée des grottes, à deux pas des rizières où travaille toute sa famille. Le couple qui fait payer les touristes pour visiter les grottes sont des amis de sa famille, évidemment! Mon ami propose que nous nous arrêtions pour discuter un peu avec eux. On fait un petit feu, on fait cuire de petits poissons fraîchement pêchés, des légumes que je n'avais jamais goûtés auparavant, et on m'offre de la bière, encore. On me l'offre à la façon lao: une personne sert, il n'y a qu'un verre pour tout le monde (dans ce cas-ci, le verre est une bouteille d'eau en plastique qu'on a découpée), et on doit boire la totalité de ce qu'on nous offre dans le verre, assez rapidement, et repasser le verre qui sera rempli à nouveau pour notre voisin. Et on tourne ainsi, non pas jusqu'à la fin de la bouteille, mais jusqu'à la fin de la caisse (caisse de 12 grosses bières). Le temps passe, les minutes, les heures et les bières. C'est environ à chaque demi-heure que je demande à mon ami si on va poursuivre notre route dans les rizières. La réponse est toujours oui, alors j'attends. Et le temps passe encore. On fait cuire un poulet. On installe un table avec une nappe de feuilles de bananier. On sort d'autre bière. On prépare une soupe. On mange, on boit. Les villageois rentrent tranquillement des champs, passent devant. Certains se joignent à nous, d'autres boivent un coup et repartent, et d'autres passent leur chemin en saluant. Et nous sommes encore au même endroit. Le soleil se couche et on rentre au village, laissant derrière nous les rizières.
Et la soirée poursuit son cours dans la même ambiance, presque exactement identique à la veille et à la journée. Et le lendemain, est encore moins actif. Nous ne faisons que visiter le minuscule temple du village, situé à un des deux bouts de l'unique rue. Et on relaxe. Normalement, j'aime bien me prendre une journée tranquille, mais généralement, c'est suite à une activité plus intense qu'une autre journée à ne rien faire. Bon j'en profite pour lire. J'arrive presque à terminer le livre que j'ai commencé la même journée. Et je sens que la soirée sera pareille, encore. Si je décide d'aller marcher seule un peu, je sens le regard des villageois - qui connaissent tous mon ami - qui me suit. On me demande où il est. C'est comme si de me promener seule voulait dire que soit lui ou moi avait fait quelque chose de mal, ou qu'on avait du se chicaner. J'ai vraiment l'impression que «c'est mal» que je sois seule, même pour quelques minutes. Ça me pèse sur les épaules. À leurs yeux, je devrais être complètement dépendante de sa présence à mes côtés. Et leurs yeux sont presque suffisants pour me ramener à ses côtés. Mais bon, demain matin, nous prenons le bateau à 9h30. Nous passerons la journée à Nong Kiaw et le lendemain, nous reviendrons à Luang Prabang. C'est la dernière soirée. Profitons-en! J'ai quand même rencontré quelques amis à lui qui parlent anglais et que j'aime bien. Mais je ne veille pas tard... je suis fatiguée, tellement fatiguée de ne rien faire!
Et je me lève en ce dernier matin à Meung Ngoi. Je prépare mon sac et sort. Mon ami n'est pas là. Je pense commander à déjeuner... mais on m'aperçoit. On se fait donc un devoir de trouver mon ami pour qu'il vienne me rejoindre - évidemment, puisque je suis incapable de rester seule quelques temps. Et mon ami me rejoint, encore pompette de la veille? Non, déjà saoul, du matin même! Quelques copains à lui, dont son ancien professeur, l'ont invité à fêter avec eux, de bon matin, puisqu'il n'avait pas trouvé le temps de le faire avec eux dans les jours précédents. Et c'est reparti! Un bateau à 9h30? qui a dit que c'est le seul? On en trouvera un plus tard. Contre toute attente, je refuse un verre de bière, un «shooter» de lao-lao et je quitte la petite fête. C'est bien beau la culture lao, mais il est 8h30 du matin! Je dois quand même faire passer le respect de moi-même avant le respect de leur culture, je crois. Je m'esquive. Je m'installe dans un restaurant qui offre des déjeuners occidentaux à mon grand bonheur. Je me plonge dans mon livre en attendant, encore en attendant. Mon ami me rejoint une heure plus tard, avec quelques amis. On nous invite à visiter l'école, car le professeur doit aller enseigner! Je demande si je peu prendre le temps de terminer mon déjeuner (car oui c'est seulement une heure plus tard que je reçois mon assiette). Alors on s'assoit un peu, on relaxe pour faire changement. On se bouge enfin, on part vers cette école... Mais oh! Malheur!! Il y a un bar en chemin! Et - qui s'en serait douté?- il appartient à un ami. Et c'est repartie pour quelques heures d'inaction, ou les seules mouvements acceptés sont le levé du bras et l'élévation du «gorgoton». J'endure... les minutes deviennent des heures, les heures se prolongent interminablement. Et l'idée que je puisse m'emmerder royalement ne semble même pas effleurer la moindre cellule cérébrale de mon ami, même s'il est clair que je ne trouve pas mon compte au milieu de ces rencontres typiquement masculines, où l'alcool coule à flot, où la nourriture est au moins cent fois trop épicée pour moi et où les conversations se passent dans une langue dont je ne connais que les rudiments. J'oscille entre rester et endurer ou quitter et insulter à nouveau mon ami. Et je ne prends pas la peine de demander si nous quitterons bientôt, je sais pertinement que la réponse sera «oui», même si dans les fait ce n'est pas le cas. C'est culturel... Je décide donc de partir. Mon ami tente de me retenir, mais je tiens bon et je pars attendre ailleurs!
Et c'est effectivement tout ce que je fais; attendre ailleurs. Car là, je suis vraiment devenue dépendante de lui. Les autres bateaux qui quittent le village ne sont pas dédiés aux touristes. Seul un local peut se trouver une place à bord. Et donc j'attends, et l'attente est particulièrement longue quand on ne sait pas on attend pour combien de temps. Mon ami arrive enfin, bien éméché et soudainement pressé de partir. Il semble même surpris que je ne sois pas debout avec mon sac à dos sur le dos et prête à partir. On se déplace donc, pressés, vers le quai, où on prendra un bateau qui ne sait pas qu'il nous attend - et nous ne savons pas non plus s'il y en a un. Et mon ami évite de son mieux de parler de la grande insulte que j'ai porté à son attention en quittant sa petite fête. Comprendre et reconnaître les sentiments et les réactions de l'autre, les nommer et les expliquer, deviennent des tâches insurmontables devant la montagne d'obstacles: la langue commune étant une seconde langue pour nous deux et nos cultures à des kilomètres l'une de l'autre ne font que s'ajouter à la sempiternelle différence entre les hommes et les femmes. Et, étant bien loin du stéréotype laosien de la femme idéale - soumise, suiveuse, compréhensive, même pour les pires incartades, et dévouée - il y a un fossé énorme à traverser pour se rejoindre. Mais nous trouvons un bateau prêt à nous prendre à bord! Joie! Nous quittons cette prison temporaire à mon plus grand plaisir. En fait, je quitte avec bonheur cette situation gênante, mais avec un petit pincement au coeur ce petit village magnifique, qu'au fond, j'adore.
Au retour de cette expérience, je suis rentrée à Luang Prabang, avec la réelle impression de rentrer chez moi. C'est mon nouveau chez-moi... signe que j'y suis bien!
(1) Un vent de liberté, Marie-Danielle Croteau, Éditions de La Courte Échelle, Collection Roman +, 1993.